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samedi, 05 décembre 2009

Brice Matthieussent, Vengeance du traducteur (P.O.L)

Le poids du passé est tel qu’on ne peut écrire un roman qu’avec de l’audace, qu’en osant explorer les pistes les plus inattendues et les plus délirantes.
De cette « rentrée littéraire » tapageuse et douteuse se dégage au moins une bonne nouvelle : il est encore des auteurs qui se lancent dans l’aventure de l’invention, associant exigence et plaisir jubilatoire. Brice Matthieussent est de ceux-là.
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*je loge ici sous cette fine barre noire. Voici mon lieu, mon séjour, ma tanière. (…) Bienvenue à toi, cher lecteur, franchis donc le seuil de mon antre. Ce n’est pas aussi spacieux que chez mon voisin d’au-dessus, mais en son absence j’accueille ici ses visiteurs déroutés par cette désertion inexpliquée.

Ainsi se met en place un système confondant : ces premières lignes, associées au titre, lancent un pari : le traducteur qui n’existe habituellement que par ses « notes de bas de page » prend ici corps, il existe, il se trouve à l’étroit dans cet espace confiné, tracé par une ligne noire qui pèse comme un plafond bas.
On l’aura compris, ce traducteur-là est en quête d’existence, il veut et va « vivre ». Il commence ainsi par alléger l’œuvre originelle, biffer paragraphes et adjectifs, puis il n’aura de cesse de faire remonter la barre noire dans l’espace-page, jusqu’à prendre le pouvoir.
L’idée est pour le moins déroutante et pertinente, car elle nous situe dans le mystère de la création romanesque, dans le trouble de l’écriture qui fait émerger les personnages – ces êtres de papier- comme des êtres vivants. Et l’extraordinaire est que B. Matthieussent ait pu tenir plus de trois cents pages sans un instant d’essoufflement, nous racontant les mille et une aventures par lesquelles le traducteur tente d’accomplir sa vengeance. Car l’auteur qu’il va désormais croiser et recroiser s’avère particulièrement manipulateur et tortueux. Et puis, quand on se met à exister dans un livre qui a déjà été écrit, n’est-on pas en mesure de prévoir la suite des événements ?
Le texte avance ainsi sur une corde tendue, lancée par-dessus le vide. Et l’histoire funambule se nourrit de symboles, d’images et de références qui lui donnent la force d’accomplir avec plaisir cet exercice difficile. On croise au gré des pages des héros populaires qui tous sont chargés de sens, de Zorro à l’Homme Invisible, du vengeur à celui qu’on ne voit pas exister. Ces êtres de carnaval issus du pop-art suivent dédales et couloirs secrets, comme nous invitant à nous enfoncer dans les profondeurs de la fiction.
Aucune vision du monde ne se dégage avec clarté de cet univers déjanté, si ce n’est une perception fragmentée du réel. Qu’est ce que ce poème appelé « blason » si ce n’est une façon de dépecer la silhouette féminine, de la mettre en pièces détachées, comme cette maquette d’avion que le narrateur devait construire quand il était enfant. A leur image va la vie, comme un ensemble dont on ne recueille que des morceaux épars, qu’il faut bien tenter d’assembler. Et ne rien ne se peut accomplir sans une interrogation forte sur la langue. C’est bien là que nous amène cette étrange métaphore qu’est le traducteur : la vision du texte qu’a le traducteur dans son effort –les yeux au ras des paragraphes, des phrases, des mots, des lettres, une approche parfois plus chirurgicale qu’amoureuse-, car il affronte un corps à opérer, non à caresser, davantage une viande à équarrir qu’une chair à plaisirs.
Avec ce roman, la chair est rétablie, pour un plaisir intense.

Yves Ughes